Langue française – La formation des adverbes …

 

Michel Feltin-Palas retrace les origines de la formation des adverbes en -ment 

Langue française : mais d’où viennent tous ces adverbes en « -ment » ?

Ce suffixe est le lointain descendant du latin mens, mentis, qui signifiait « esprit, façon de penser ». Et il a fallu bien des détours pour qu’il parvienne jusqu’à nous…

Vraiment, bravement, paresseusement, brillamment, vivement… A moins que vous n’abusiez de substances illicites, vous aurez remarqué qu’en français, de très nombreux adverbes de manière se terminent par le suffixe –ment. Il est en revanche peu probable que vous en connaissiez la raison. Ne vous couvrez pas pour autant la tête de cendres ! Je ne l’ai moi-même apprise que très récemment, mais comme j’ai l’esprit partageur, je vais de ce pas vous l’exposer.

Au commencement (non, ce n’est pas un adverbe), était le latin, forcément (là, c’en est un). En règle générale, pour former les adverbes de manières, les Romains partaient du radical des adjectifs, auxquels ils ajoutaient un suffixe. Pour les adjectifs en -us, par exemple, ils ajoutaient -e, si bien que doctus (« savant ») », dont le radical est doct, donnait docte (« savamment »). Pour les adjectifs en -is, ils ajoutaient -iter : c’est ainsi que fortis (« fort », « vigoureux »), dont le radical est fort, aboutissait à fortiter (« fortement », « énergiquement »). D’autres adverbes de manière étaient composés à partir d’adjectifs neutres ou de noms (je passe sur ceux, nombreux, ayant des origines diverses).

Apparaît cependant à partir du latin classique (du Ier siècle av. J.-C. au début du Ier siècle de notre ère, pour simplifier) une construction nouvelle qui nous intéresse particulièrement. Elle consiste à associer à un adjectif qualificatif féminin le substantif féminin mens, mentis, que l’on peut traduire par « esprit, façon de penser ». Sagaci mente signifie « avec un esprit sagace » ; obstinata mente « avec un esprit obstiné » et ainsi de suite. Cette construction va devenir usuelle à partir du IIIe siècle après Jésus-Christ et se développer encore à partir du Ve siècle.

L’aventure ne s’arrête cependant pas là car la période qui suit va être marquée par trois évolutions majeures. D’abord, la construction va s’appliquer à des adjectifs qui n’ont aucun rapport avec l’esprit. Un esprit ne peut être « bref » ? Qu’à cela ne tienne : on voit apparaître brevi mente (« brièvement »). Ensuite, dès le VIIIe siècle, les deux mots ont tendance à se souder : on n’écrit plus brevi mente, mais brevimente, ce qui signifie que –ment n’est plus un substantif, mais un simple suffixe. Enfin, l’évolution phonétique fait le reste : au fil des siècles, on cesse notamment de prononcer le -e final, puis le -t final.

Dès lors, on va se mettre à coller ce nouveau suffixe à qui mieux mieux. Derrière des participes passés : covert, participe passé de covrir (aujourd’hui « couvrir ») donne covertement (« secrètement, subrepticement »). Derrière des participes présents : errant, participe présent d’errer (« faire du chemin, voyager »), aboutit à erramment. Derrière des indéfinis : meesme> meesmement ; derrière des locutions : si fait > sifaitement (« de cette manière ») et même derrière d’autres adverbes ; aussi donne par exemple naissance à aussiment (je n’invente rien). Cela dit, ledit suffixe reste majoritairement employé derrière des adjectifs : digne > dignement ; sage > sagement ; bon > bonement (« bonnement »), gentil > gentilment (« gentiment »), etc.

Pour compliquer un peu la situation, il faut toutefois préciser qu’il existait en ancien français (IXe – XIIIe siècle) deux sortes d’adjectifs : ceux qui prenaient un –e au féminin (bon, bone) et ceux, beaucoup moins nombreux, qui n’en prenaient pas, comme fort, grant, mortel ou gentil. A l’époque, une femme était donc fort et non forte. Le rapport avec notre sujet ? Logiquement, nous devrions écrire fortment et non fortEment, puisque, si vous avez bien suivi, l’adverbe de manière se construit en ajoutant le suffixe -ment à l’adjectif féminin. Mais ce serait oublier une autre loi de l’histoire de la langue française, consistant à aligner les catégories les moins représentées sur le groupe majoritaire. Au fil des siècles, un –e au féminin a donc fini par être ajouté à tous les adjectifs. « Une femme fort » est devenue « une femme forte ». Et l’adverbe a suivi : fortment s’est transformé en fortement.

Sauf que, comme toujours, il existe des exceptions (sinon, ce ne serait pas drôle), en particulier pour les adjectifs qui se terminent par –i, par –ai ou par –u. Dans ces cas-là, l’adverbe se construit à partir du masculin. C’est pourquoi l’on écrit poliment et non poliement ; éperdument et non éperduement ou encore vraiment et non vraiement. A ceci près qu’il y a… une exception à l’exception ! Puisque l’adjectif gai se termine par –ai, il devrait logiquement se construire à partir du masculin et aboutir à gaiment. Et néanmoins, on le trouve le plus souvent sous la forme gaiement – tout comme gaîté peut s’écrire gaieté.

Signalons pour terminer que le sens de certains adverbes n’a plus aucun rapport avec l’adjectif sur lequel ils sont construits. Ainsi, plus personne n’emploie « carrément » pour dire « de manière carrée » ou « à angle droit », comme c’était encore le cas au XIXe siècle. Pas plus que « vachement » n’a une quelconque relation avec le bovidé. Et après tout, c’est peut-être meuh comme cela.

A retrouver sur le site de l’Express

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